mardi 15 octobre 2013

La romancière Isabelle Sorente démystifie le végétarisme

180 jours, qui donne son titre au roman d'Isabelle Sorente, c'est le temps qu'il faut aujourd'hui à un porc pour passer de quelques grammes à 110 kg et de vie à trépas.

Dans cette interview, elle nous parle aussi de la genèse de son dernier livre, 180 jours (Edidions Jean-Claude Lattès), plongée hallucinante dans le monde de l’élevage industriel au travers d’une belle amitié qui se noue, pour ainsi dire, au-delà des espèces.  


Vegeshopper : Bien que tous les végétariens ne soient pas des défenseurs des animaux et que pas mal d'omnivores aiment les animaux, que pensez-vous du végétarisme en tant que réponse à l'élevage industriel ?

Isabelle Sorente : L’élevage industriel n’est pas un problème à régler, un problème qui impliquerait une solution sur mesure, ce serait une façon bien trop rationaliste d’envisager une question de vie ou de mort. La façon dont nous choisissons de faire vivre et mourir des millions d’êtres vivants est un miroir de nous-mêmes, aussi fidèle, si ce n’est plus, que le miroir de notre salle de bains. Comment se regarder dans la glace ? Voilà la question, et la réponse ne peut qu’être individuelle, c’est pour cela que le végétarisme n’est pas « La solution », parce qu’il n’y a pas de solution unique, mais une multitude de réponses à une question de vie ou de mort. Je crois que la réponse juste, c’est celle qui nous rend plus conscients. Un Occidental qui devient végétarien par simple souci diététique fait-il preuve de plus d’altruisme qu’un chasseur animiste, qui prie pour l’âme de l’animal qu’il vient de tuer, par exemple ? La quatrième blessure narcissique que notre humanité se sera infligée, après les théories de Copernic, de Darwin est de Freud, est l’oubli de toutes les autres espèces vivantes du champ de l’altérité. C’est une blessure mortelle, qui appelle une guérison en profondeur et, par nécessité, une transformation individuelle. Autrement dit, la position du végétarien n’est valable que si elle s’inscrit dans une perspective tragique, ce n’est pas parce qu’on ne mange plus d’animaux qu’on cesse d’être responsable de leurs souffrances, ni qu’on deviendrait bon, et les autres, là-bas, mauvais. La pureté n’existe pas, seulement un chemin qui rend les autres plus réels - ou au contraire, les déréalise. Dans mon roman, Camélia, le chef d’élevage, voit les animaux comme des individus, alors il ne peut pas les manger. Mais il est aussi capable de tomber à genoux devant les bêtes.

Comment est né le projet de 180 jours et comment vous êtes-vous documentée ?

I.S : La question de l’animal, ou plus exactement, du rapport intime que chacun d’entre nous entretient, qu’il le reconnaisse ou non, avec le règne animal, s’est d’abord présentée sous la forme d’un manque. L’animal manque. C’est flagrant dans nos villes où nous ne croisons que des chiens, des pigeons et des rats. Mais le manque va plus loin, comme si l’absence, ou la disparition, du règne animal, qui a nourri durant des millénaires nos mythes et nos religions, se traduisait par ces maux contemporains que l’on appelle dépression, burn-out ou découragement. D’un côté, la douleur sourde des hommes, de l’autre la douleur criante des bêtes, comme si les deux règnes communiquaient d’une façon souterraine : voilà peut-être l’un des aspects le plus angoissant, le plus occulte, le moins avouable aussi, de notre hypermodernité. En 2009, j’ai publié un numéro de Ravages entièrement consacré à la question de l’animal, avec des textes remarquables d’Elizabeth de Fontenay, Jocelyne Porcher et Dominique Lestel, pour n’en citer que certains. Je me suis rendue dans des structures de production industrielle, j’y suis retournée plusieurs fois, je me suis décidée à écrire un roman parce que la fiction me semblait le seul moyen de faire ressentir la diversité, la fragmentation et le déchirement des points de vue. Seul le roman pouvait, en définitive, donner la parole à ceux qui ne l’ont pas, à condition d’exercer ce que Marguerite Yourcenar appelle « cette magie sympathique », qui consiste à se mettre dans la peau d’un autre. Humain ou animal. Pour donner chair à cette magie, j’ai effectué un travail d’enquête, je me suis rendue dans plusieurs élevages, j’ai rencontré des gens qui travaillaient sur place, certains ont bien voulu que je les accompagne, ils m’ont fait partager leurs journées, d’autres avaient travaillé dans des structures de production avant de se reconvertir, des amitiés se sont nouées, j’ai entendu des salariés, des gestionnaires, des zootechniciens et des spécialistes. Et pris le temps d’observer les animaux. J’ai ensuite laissé reposer cette matière première, jusqu’à ce que prennent forme une histoire, et des personnages.

Compte tenu de l'intelligence et de la sensibilité des porcs, peut-on dire que votre livre décrit un univers concentrationnaire et rejoignez-vous l'écrivain Isaac Bashevis Singer quand il trace un parallèle entre l'élevage industriel et les camps d'Hitler ou de Staline ?

I.S : Isaac Bashevis Singer a exprimé plusieurs fois cette idée dans ses nouvelles, mais il ne compare à aucun moment les victimes de l’Holocauste à des animaux, il pose un regard compassionnel, humanisant, sur chaque être vivant, c’est une nuance essentielle, qui ne saurait faire disparaître la spécificité des crimes contre l’humanité commis au vingtième siècle. Singer pose sur le règne animal un regard saint, presque comparable à celui de François d’Assise. Pour ceux qui n’auraient pas atteint ce degré d’altruisme, c'est-à-dire pour la majorité d’entre nous, le vingt-et-unième siècle possède ses spécificités historiques, et industrielles, dont nos générations se doivent d’assumer la responsabilité. Penser le mal que nous faisons aux animaux, et que nous nous faisons à nous-mêmes, en nous emparant de leur code génétique, en les dés-animalisant et en rationalisant leur abattage, suppose d’abandonner l’idée que le respect que nous devons aux êtres vivants soit fondé sur leur intelligence, celle que nous pouvons mesurer par des tests. Le seul critère valable est ce que vous appelez la sensibilité : la capacité à souffrir. Il souffre, donc je me déshumanise en le réduisant à l’état de matière inerte, ce que l’on fait en « produisant du » porc, cheval, bœuf, remarquez que le mot « produire » désigne à la fois l’acte de faire naître et celui de la mise à mort, comme si entre les deux, il n’y avait rien. Si vous en restez au critère de l’intelligence, la plus bête des bêtes, Nietzsche dirait, le plus laid des hommes, la plus bête des bêtes mérite-t-elle d’être martyrisée, anéantie, oubliée avant même de naître, peut-elle l’être sans que votre humanité en souffre ? Répondre non à cette question suppose de reconnaître l’altérité octroyée par la souffrance, et non par l’intelligence. Et d’abandonner la preuve par les chiffres. Inutile de préciser que cela implique un renversement des valeurs dans bien des domaines, et en premier lieu dans le rapport à l’autre préconisé par une société fondée sur la performance, dont le rapport avec l’animal est à la fois le point limite et le révélateur.

Avez-vous eu des réactions de la "filière porcine" ? Comment jugez-vous les politiques décrites par Fabrice Nicolino dans son livre, Bidoche, qui ont mené au développement incontrôlé de cette filière ?

I.S : Mon travail de romancière s’inscrit dans une perspective différente, mon propos n’est pas de dénoncer les uns ou les autres, mais de considérer la porcherie comme un objet littéraire, c'est-à-dire universel et dangereux : un miroir de notre monde. Ce miroir, que reflète-t-il de nous ? Voilà la question à laquelle un écrivain doit répondre. Tous les personnages du roman, y compris ceux qui n’entreront jamais dans un élevage, sont confrontés à une souffrance qu’ils ne savent pas nommer. Tout comme Martin Enders se rend compte que sa blessure d’ancien adolescent souffre-douleur, sa condition de bête noire, résonne avec celle des bêtes en cage, chaque personnage est amené à découvrir cette vérité cachée dans les profondeurs de la mémoire, dissimulée par les non-dits et les secrets : la souffrance des animaux nous regarde, toujours.

Dans votre roman, à part Martin, le protagoniste, les adultes sont plutôt hermétiques à la cause animale, le salut semblant venir des ados, comme Tico. Pourquoi ?

I.S : Je voulais seulement montrer que la réponse proposée à une question essentielle dépend de l’âge. Tico a dix-huit ans, l’âge où on part en guerre, elle ne craint pas l’affrontement physique, elle le recherche. Martin et Camélia ont quarante ans, pour eux, le combat se joue à un autre niveau, le regard des bêtes va agir comme un révélateur : ils vont voir les animaux, les voir comme des individus. Mais personne ne peut voir les autres, surtout pas ces autres si singuliers que sont les bêtes, sans combattre ses propres démons. L’altruisme a un prix.

Etes vous végétarienne ?

I.S : Je mange peu de viande, j’accepte ma condition de carnivore occasionnelle, et la prise de conscience qui va avec.

Ecrire ce roman vous a-t-il rendue plus pessimiste ? 

I.S : Je me sens plus proche de l’optimisme tragique d’un Viktor Frankl, surtout en ces temps où la pensée positive, la négation de la souffrance, le refus de la tragédie inhérente à l’existence, semblent devenir la norme.

Quel message aimeriez-vous que les gens emportent en refermant 180 jours ?

I.S : Devenez autre.


Un livre qui touche là où ça fait mal.

Notes: 

Note 1: Isabelle Sorente, fondatrice de la revue Ravages, a publié plusieurs romans et essais, dont LLe cœur de l’OgreAddiction Générale et, en septembre 2013, 180 jours.

Note 2: Check out my upcoming vegetarian-themed novel and download an excerpt here.


6 commentaires:

Anonyme a dit…

C'est triste de lire "L’élevage industriel n’est pas un problème à régler...".

vegeshopper a dit…

Ca ne veut pas dire, loin s'en faut, qu'elle soit pour l'élevage industriel. Ses réponses sont très nuancées et argumentées et j'invite donc les lecteurs de mon blog à lire l'ensemble de l'interview pour se faire une idée.

Green is beautiful a dit…

Merci pour cette decouverte, je suis tres friande de ce type d infos sur ce que l on mange et l afacon obscure dont c est fait :)

vegeshopper a dit…

Merci, là, c'est franchement obscur :-(

St3fan a dit…

Merci pour la découverte, j'ai bien envie de me laisser tenter par ce livre.

vegeshopper a dit…

Laisse-toi tenter, Stefan, ça vaut la peine ;-)

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