180 jours, qui donne son titre au roman d'Isabelle Sorente, c'est le temps qu'il faut aujourd'hui à un porc pour passer de quelques grammes à 110 kg et de vie à trépas. |
Dans cette interview, elle nous parle aussi de la genèse de son dernier livre, 180 jours (Edidions Jean-Claude Lattès), plongée hallucinante dans le monde de l’élevage industriel au travers d’une belle amitié qui se noue, pour ainsi dire, au-delà des espèces.
Vegeshopper : Bien que tous les
végétariens ne soient pas des défenseurs des animaux et que pas mal d'omnivores
aiment les animaux, que pensez-vous du végétarisme en tant que réponse à
l'élevage industriel ?
Isabelle Sorente : L’élevage industriel n’est pas un
problème à régler, un problème qui impliquerait une solution sur mesure, ce
serait une façon bien trop rationaliste d’envisager une question de vie ou de
mort. La façon dont nous choisissons de faire vivre et mourir des millions
d’êtres vivants est un miroir de nous-mêmes, aussi fidèle, si ce n’est plus,
que le miroir de notre salle de bains. Comment se regarder dans la glace ?
Voilà la question, et la réponse ne peut qu’être individuelle, c’est pour cela
que le végétarisme n’est pas « La
solution », parce qu’il n’y a pas de solution unique, mais une multitude
de réponses à une question de vie ou de mort. Je crois que la réponse
juste, c’est celle qui nous rend plus conscients. Un Occidental qui devient
végétarien par simple souci diététique fait-il preuve de plus d’altruisme qu’un
chasseur animiste, qui prie pour l’âme de l’animal qu’il vient de tuer, par
exemple ? La quatrième blessure
narcissique que notre humanité se sera infligée, après les théories de
Copernic, de Darwin est de Freud, est l’oubli de toutes les autres espèces
vivantes du champ de l’altérité. C’est une blessure mortelle, qui appelle
une guérison en profondeur et, par nécessité, une transformation individuelle.
Autrement dit, la position du végétarien n’est valable que si elle s’inscrit
dans une perspective tragique, ce n’est pas parce qu’on ne mange plus d’animaux
qu’on cesse d’être responsable de leurs souffrances, ni qu’on deviendrait bon,
et les autres, là-bas, mauvais. La pureté n’existe pas, seulement un chemin qui
rend les autres plus réels - ou au contraire, les déréalise. Dans mon roman,
Camélia, le chef d’élevage, voit les animaux comme des individus, alors il ne
peut pas les manger. Mais il est aussi capable de tomber à genoux devant les
bêtes.
Comment est né le projet de 180 jours et
comment vous êtes-vous documentée ?
I.S : La question de l’animal, ou plus
exactement, du rapport intime que chacun d’entre nous entretient, qu’il le
reconnaisse ou non, avec le règne animal, s’est d’abord présentée sous la forme
d’un manque. L’animal manque. C’est flagrant dans nos villes où nous ne
croisons que des chiens, des pigeons et des rats. Mais le manque va plus loin,
comme si l’absence, ou la disparition, du règne animal, qui a nourri durant des
millénaires nos mythes et nos religions, se traduisait par ces maux
contemporains que l’on appelle dépression, burn-out ou découragement. D’un
côté, la douleur sourde des hommes, de l’autre la douleur criante des bêtes,
comme si les deux règnes communiquaient d’une façon souterraine : voilà
peut-être l’un des aspects le plus angoissant, le plus occulte, le moins
avouable aussi, de notre hypermodernité. En 2009, j’ai publié un numéro de Ravages entièrement consacré à la
question de l’animal, avec des textes remarquables d’Elizabeth de Fontenay,
Jocelyne Porcher et Dominique Lestel, pour n’en citer que certains. Je me suis
rendue dans des structures de production industrielle, j’y suis retournée
plusieurs fois, je me suis décidée à
écrire un roman parce que la fiction me semblait le seul moyen de faire
ressentir la diversité, la fragmentation et le déchirement des points de vue.
Seul le roman pouvait, en définitive, donner la parole à ceux qui ne l’ont pas,
à condition d’exercer ce que Marguerite Yourcenar appelle « cette magie
sympathique », qui consiste à se mettre dans la peau d’un autre. Humain ou
animal. Pour donner chair à cette magie, j’ai effectué un travail d’enquête, je
me suis rendue dans plusieurs élevages, j’ai rencontré des gens qui
travaillaient sur place, certains ont bien voulu que je les accompagne, ils
m’ont fait partager leurs journées, d’autres avaient travaillé dans des
structures de production avant de se reconvertir, des amitiés se sont nouées,
j’ai entendu des salariés, des gestionnaires, des zootechniciens et des
spécialistes. Et pris le temps d’observer les animaux. J’ai ensuite laissé
reposer cette matière première, jusqu’à ce que prennent forme une histoire, et
des personnages.
Compte tenu de l'intelligence et de la
sensibilité des porcs, peut-on dire que votre livre décrit un univers
concentrationnaire et rejoignez-vous l'écrivain Isaac Bashevis Singer quand il
trace un parallèle entre l'élevage industriel et les camps d'Hitler ou de
Staline ?
I.S : Isaac Bashevis Singer a exprimé
plusieurs fois cette idée dans ses nouvelles, mais il ne compare à aucun moment
les victimes de l’Holocauste à des animaux, il pose un regard compassionnel,
humanisant, sur chaque être vivant, c’est une nuance essentielle, qui ne
saurait faire disparaître la spécificité des crimes contre l’humanité commis au
vingtième siècle. Singer pose sur le règne animal un regard saint, presque
comparable à celui de François d’Assise. Pour ceux qui n’auraient pas atteint
ce degré d’altruisme, c'est-à-dire pour la majorité d’entre nous, le
vingt-et-unième siècle possède ses spécificités historiques, et industrielles,
dont nos générations se doivent d’assumer la responsabilité. Penser le mal que
nous faisons aux animaux, et que nous nous faisons à nous-mêmes, en nous
emparant de leur code génétique, en les dés-animalisant et en rationalisant
leur abattage, suppose d’abandonner l’idée que le respect que nous devons aux
êtres vivants soit fondé sur leur intelligence, celle que nous pouvons mesurer
par des tests. Le seul critère valable est ce que vous appelez la
sensibilité : la capacité à souffrir. Il souffre, donc je me déshumanise
en le réduisant à l’état de matière inerte, ce que l’on fait en
« produisant du » porc, cheval, bœuf, remarquez que le mot « produire » désigne à la fois l’acte de
faire naître et celui de la mise à mort, comme si entre les deux, il n’y avait
rien. Si vous en restez au critère de l’intelligence, la plus bête des
bêtes, Nietzsche dirait, le plus laid des hommes, la plus bête des bêtes
mérite-t-elle d’être martyrisée, anéantie, oubliée avant même de naître,
peut-elle l’être sans que votre humanité en souffre ? Répondre non à cette
question suppose de reconnaître l’altérité octroyée par la souffrance, et non
par l’intelligence. Et d’abandonner la preuve par les chiffres. Inutile de
préciser que cela implique un renversement des valeurs dans bien des domaines,
et en premier lieu dans le rapport à l’autre préconisé par une société fondée
sur la performance, dont le rapport avec l’animal est à la fois le point limite
et le révélateur.
Avez-vous eu des réactions de la
"filière porcine" ? Comment jugez-vous les politiques décrites par
Fabrice Nicolino dans son livre, Bidoche, qui ont mené au développement
incontrôlé de cette filière ?
I.S : Mon travail de romancière s’inscrit
dans une perspective différente, mon propos n’est pas de dénoncer les uns ou
les autres, mais de considérer la porcherie comme un objet littéraire,
c'est-à-dire universel et dangereux : un miroir de notre monde. Ce miroir,
que reflète-t-il de nous ? Voilà la question à laquelle un écrivain doit
répondre. Tous les personnages du roman,
y compris ceux qui n’entreront jamais dans un élevage, sont confrontés à une
souffrance qu’ils ne savent pas nommer. Tout comme Martin Enders se rend
compte que sa blessure d’ancien adolescent souffre-douleur, sa condition de
bête noire, résonne avec celle des bêtes en cage, chaque personnage est amené à
découvrir cette vérité cachée dans les profondeurs de la mémoire, dissimulée
par les non-dits et les secrets : la souffrance des animaux nous regarde,
toujours.
Dans votre roman, à part Martin, le protagoniste,
les adultes sont plutôt hermétiques à la cause animale, le salut semblant venir
des ados, comme Tico. Pourquoi ?
I.S : Je voulais seulement montrer que la
réponse proposée à une question essentielle dépend de l’âge. Tico a dix-huit
ans, l’âge où on part en guerre, elle ne craint pas l’affrontement physique,
elle le recherche. Martin et Camélia ont quarante ans, pour eux, le combat se
joue à un autre niveau, le regard des bêtes va agir comme un révélateur :
ils vont voir les animaux, les voir comme des individus. Mais personne ne peut voir les autres, surtout
pas ces autres si singuliers que sont les bêtes, sans combattre ses propres
démons. L’altruisme a un prix.
Etes vous végétarienne ?
I.S : Je mange peu de viande, j’accepte
ma condition de carnivore occasionnelle, et la prise de conscience qui va avec.
Ecrire ce roman vous a-t-il rendue plus
pessimiste ?
I.S : Je me sens plus proche de
l’optimisme tragique d’un Viktor Frankl, surtout en ces temps où la pensée
positive, la négation de la souffrance, le refus de la tragédie inhérente à l’existence,
semblent devenir la norme.
Quel message aimeriez-vous que les gens
emportent en refermant 180 jours ?
I.S : Devenez autre.
Un livre qui touche là où ça fait mal.
Notes:
Note 1: Isabelle Sorente, fondatrice de la revue Ravages, a publié plusieurs romans et essais, dont L, Le cœur de l’Ogre, Addiction Générale et, en septembre 2013, 180 jours.
Note 2: Check out my upcoming vegetarian-themed novel and download an excerpt here.
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6 commentaires:
C'est triste de lire "L’élevage industriel n’est pas un problème à régler...".
Ca ne veut pas dire, loin s'en faut, qu'elle soit pour l'élevage industriel. Ses réponses sont très nuancées et argumentées et j'invite donc les lecteurs de mon blog à lire l'ensemble de l'interview pour se faire une idée.
Merci pour cette decouverte, je suis tres friande de ce type d infos sur ce que l on mange et l afacon obscure dont c est fait :)
Merci, là, c'est franchement obscur :-(
Merci pour la découverte, j'ai bien envie de me laisser tenter par ce livre.
Laisse-toi tenter, Stefan, ça vaut la peine ;-)
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